12/05/2005

Chapitre I - A

Marthe avait 97 ans. Bel âge pour mourir sauf à imaginer que l’on soit toujours trop jeune.

Marc, son arrière petit fils, se sentait plus que mal à l’aise à cet enterrement. Ce n’est pas qu’il y avait beaucoup de « vieux » mais Marthe l’avait gardé quand il était petit et l’ensemble de tous les souvenirs qu’il lui restait ce jour de cette période prenaient désormais une dimension différente. Ce n’était plus des souvenirs qu’il avait en commun avec elle : ce n’était plus que des souvenirs personnels, qu’il n’avait en commun avec personne et qui de fait prenaient une toute autre dimension à ses yeux.

Marthe était morte de vieillesse, tranquillement, un samedi dans la nuit. En bonne santé diraient certains ! D’une main de fer, lucide, elle avait dirigeait le clan familial jusqu’à peu. Elle avait passé la main à son fils, Henry, le jour de ses 95 ans. Elle-même avait pris les rennes à 50 ans, quand Albert, son mari, était décédé d’un stupide accident de vélo.

45 ans de pouvoir, ça n’use pas toujours. Marthe avait régné sur « De Regnaucaurt SA », une entreprise de BTP désormais leader européen et numéro 3 mondiale. Elle avait peu à peu placé la famille à tous les postes clé, verrouillant ainsi tout de l’intérieur. Mais intelligemment. Il avait fallu pour chacun « faire de belles études », puis faire ses preuves : commencer sa carrière en bas, puis petit à petit, démontrer ses capacités à chaque poste, chaque niveau, chaque fonction afin de prétendre au poste juste au dessus. Sinon, c’était le coup d’arrêt, parfois définitif, malgré un nom devenu difficile à porter dans ces conditions. Souvent, les cadres du groupe qui avaient vu stopper net la progression de leur carrière s’en étaient partis.

Henry, 67 ans, était le cinquième et dernier enfant de Marthe. Il avait pris la direction du groupe il y a un an et se plaçait à la tête de ce dernier comme un conservateur des principes de Marthe. Etant son adjoint depuis maintenant 20 ans, il savait de qui tenir… Le groupe se portait bien. Si ce n’est l’affaire qui les avait quelque peu secoué l’année dernière, à Recklinghausen, en Allemagne. Des corons à reconstruire, d’autres à aménager et puis une sombre histoire de pot de vin avait été révélée par des journalistes allemands. L’instruction était en cours. Le groupe pesait plusieurs dizaines de milliards d’euros de chiffre d’affaire...

L’enterrement prenait fin. Derrière lui, Marc, voyait les rangs de l’église bondés. Et son Hall aussi, là bas, tout au bout, sous le gigantesque orgue. Les cinq ou six premiers rangs étaient ceux de la famille. Puis, les grands actionnaires et autres partenaires institutionnels. Le curé était à la fête. Cela faisait bien longtemps que son église ne fut remplie ainsi. Les cloches retentirent. La cérémonie religieuse se terminait. Ensuite, ils s’en iraient déposer la dépouille de son arrière grand-mère dans le caveau familial, dans la plus stricte intimité. Il n’avait pas encore fait son choix, mais probablement il n’irait pas. Moment trop douloureux. Déjà, il n’avait pas souhaité voir la dépouille, histoire de ne pas garder, en cas de choc, l’image de Marthe décédée, même si certains lui avaient dit qu’elle était belle et souriante. Mais même une dépouille souriante, ça ne lui disait rien… Et ce choix, il fallait le faire, les hommes, tout de noir vêtu, s’approchaient du cercueil.